Source: L'Orient Le-Jour
Author: Suzanne Baaklini
Friday 14 March 2025 10:26:21
Il fait un temps radieux en ce 14 mars 2005. Comme tous les lundis depuis l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri le 14 février – tombé un lundi à 12h55 –, une manifestation est prévue par la désormais large opposition libanaise au régime syrien, principal accusé de l’attentat à la bombe en plein Beyrouth. Mais cette mobilisation populaire revêt une symbolique différente des précédentes : elle survient après celle du 8 mars, organisée par les alliés de la Syrie dans l’autre grande place du centre-ville de Beyrouth, celle de Riad el-Solh, pour dire « merci à la Syrie ».
Place des Martyrs ce jour-là, les jeunes qui campent depuis un mois ont la boule au ventre. L’armée encercle la place et ne semble pas en faciliter l’accès. Personne, à l’époque, ne peut prévoir le nombre de Libanais qui répondront à l’appel. Vers midi, peu avant le moment de commémoration à 12h55, la foule commence soudain à enfler… La place, vide à l’époque des bâtiments qui ont été érigés depuis en son milieu, est inondée par les manifestants venus de tous bords. On les estime à des centaines de milliers, leur nombre dépasse de loin les espérances les plus folles des organisateurs.
Si les dirigeants politiques jubilent de s’adresser à une foule aussi dense, les responsables estudiantins et les étudiants, eux, n’en reviennent pas. Les Libanais ont répondu présent, après toutes ces années de lutte où ils se sont souvent sentis isolés.
Les débuts
Tout commence le 16 décembre 1997. Cela fait près de vingt ans que le Liban est sous occupation syrienne. Sous pression du régime Assad, le gouvernement de l’époque, présidé par le même Rafic Hariri depuis 1992, interdit une interview à la MTV de l’ancien Premier ministre et commandant en chef de l’armée Michel Aoun, exilé en France depuis la fin de la guerre (1975-1990). Devant les locaux de la chaîne à Achrafieh, des dizaines d’étudiants, pour la plupart des partisans de Aoun, protestent, et 33 sont interpellés. Si ces étudiants sont libérés le lendemain, leur arrestation suffit à embraser les campus de plusieurs universités. « Pour la première fois depuis des années, les étudiants du Liban se sont mobilisés pour défendre le droit à la libre expression », écrit L’Orient-Le Jour dans son édition du 17.
Ce mouvement, né rue Huvelin au campus de droit de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth (USJ) avant de se répandre dans la majorité des grands campus de la capitale et du Mont-Liban, culminera le 19, avec près de 2 000 étudiants devant le Parlement. « Liberté, souveraineté, indépendance », scandent les étudiants. Mais aussi « Syrie dehors ! Israël dehors (une partie du Liban-Sud étant alors sous occupation israélienne) ! Nous ne voulons pas d’un Parlement qui serve de portier à la Syrie ! ». Les barrières de la peur sont tombées… et les portes de l’enfer grandes ouvertes face à ces jeunes entrant de plain-pied dans la confrontation politique avec un ennemi qui semble alors invincible : « L’appareil de sécurité libano-syrien. »
Si les manifestations démarrent à cette période, pour beaucoup le mouvement antisyrien a commencé bien avant. Les partisans de Aoun œuvrent dans la clandestinité depuis son exil. « Les années 1997-1998 sont pour nous celles du début de l’organisation de notre mouvement qui nous fait passer des “aounistes” au Courant patriotique libre (CPL) », explique Antoine Nasrallah, un des responsables estudiantins de l’époque, hors du CPL depuis 2016.
C’est aussi les années de collaboration avec les autres partis, dont les Forces libanaises (FL), les ennemis d’hier. « Après le choc de la détention du (leader des FL) Samir Geagea en 1994 et la diabolisation graduelle du parti, ce sont les étudiants qui ont maintenu sa présence et rétabli ses relations avec les autres partis chrétiens comme le CPL, les Kataëb et le Parti national libéral (PNL), et puis avec les autres », se souvient Salmane Samaha, responsable estudiantin FL jusqu’à sa sortie du parti en 2002.
Pour le parti Kataëb, la situation est encore plus complexe : scindé en deux depuis la fin de la guerre libanaise, l’opposition estudiantine qui se revendique de ce parti est menée par le petit-fils du fondateur, l’actuel député et président du parti Samy Gemayel. « Nous étions si pris par notre activité politique que je ne me souviens pas d’avoir assisté aux cours lors de ma première année à Huvelin », raconte Patrick Richa, actuel cadre Kataëb et étudiant à l’époque.
Plus discrets mais présents dans pratiquement tous les campus, les différents groupes de gauche, qui devaient se regrouper quelques années plus tard sous le nom de Gauche démocratique sous l’impulsion de personnalités telles que l’éditorialiste au Nahar et professeur à l’USJ Samir Kassir (assassiné en juin 2005), se retrouvent avec leurs pairs autour de la lutte pour la liberté d’expression et contre la répression syrienne, se souvient Walid Fakhreddine, l’un des activistes de l’époque.
L’ère Lahoud
En 1998, l’élection d’Émile Lahoud à la présidence de la République vient rebattre quelque peu les cartes. Bien qu’il ne fasse pas mystère de son appartenance au camp prosyrien dominant de l’époque, l’homme se présente comme une personnalité forte capable d’instaurer un compromis rassurant avec le tuteur syrien.
Si certains sont séduits, d’autres cependant se rapprochent de cette opposition après l’élection de Lahoud. Waël Bou Faour, actuel député du groupe joumblattiste, membre du Parti socialiste progressiste (PSP) et responsable estudiantin de l’époque, se souvient de ce rapprochement avec les étudiants des partis alors bannis de l’échiquier politique. « Nos points de convergence avec les partis d’opposition ont augmenté après cette élection, sachant que nous travaillions à la réconciliation dès 1997 », dit-il.
Ces anciens responsables estudiantins se souviennent avec nostalgie de ce temps où les étudiants contribuaient à faire tomber les murs entre les Libanais, quelques années seulement après une guerre fratricide destructrice. Salmane Samaha rappelle « ces premières élections estudiantines à l’Université Saint-Esprit de Kaslik (USEK) où FL et CPL ont formé une liste unique, fait impensable jusqu’alors ». « Nous parlions à tout le monde, même ceux qui étaient à l’autre bout du spectre politique », souligne Antoine Nasrallah. Tout n’est pas idyllique, loin s’en faut, la compétition et les disparités ne sont pas absentes des relations entre les groupes, mais les ponts construits entre les ennemis d’hier par les jeunes de l’époque sont une vraie percée.
Les étudiants sont surtout solidaires face à la persécution menée par les services de sécurité, qui voient d’un mauvais œil non seulement leur activité politique mais aussi ces signes de rapprochement. Pudiques sur la violence et la torture, Salmane Samaha et Antoine Nasrallah se souviennent des pratiques qui visent en priorité les activistes de leurs deux partis. « Il fut un temps où on me convoquait chaque semaine au poste, puis ce fut au ministère de la Défense », raconte l’ancien responsable FL. Les responsables CPL choisissent de mettre en première ligne des manifestations les éléments qui « peuvent se permettre de se faire arrêter à un moment donné », se souvient Antoine Nasrallah, afin que les autres puissent fuir au besoin.
Patrick Richa revient sur les tracts distribués durant la nuit, la course pour ne pas se faire arrêter, les caméras à la sortie de l’université, cette voiture blanche qui filait Samir Kassir, les parents paniqués et plus ou moins consentants sur les risques encourus par leurs enfants… « Nous étions inconscients du danger et rien ne pouvait nous arrêter. »
Leurs camarades du PSP profitent de leur positionnement moins tranché pour les sortir des mauvaises passes, comme lorsqu’ils participent à une manifestation du CPL devant le bâtiment de l’Escwa à Beyrouth en 1997 pour éviter qu’ils ne soient sévèrement battus. « Nos camarades des partis chrétiens sont traités plus durement que nous à l’époque, même si nous partageons leurs activités et sommes régulièrement tabassés devant les campus », remarque Walid Fakhreddine.
2000-2001 et les affres du 7 août
Le début des années 2000 est une période charnière. Alors même que l’enthousiasme des premiers temps du mandat Lahoud est retombé, le retrait israélien de la bande frontalière du Liban-Sud ôte au régime syrien et à ses alliés au Liban le principal prétexte de leur présence armée et politique dans ce pays. La pression monte d’un cran en août 2001, après la visite du patriarche maronite Nasrallah Sfeir au leader druze Walid Joumblatt qui scelle ce qu’on appelle alors « la réconciliation de la Montagne ».
L’inconfort croissant ressenti par les Syriens ne tarde pas à se répercuter sur les mouvements estudiantins. Le 7 août 2001, les étudiants FL et CPL organisent des activités routinières dans leurs centres respectifs de Jal el-Dib et Antélias (littoral du Metn). En se rendant au centre de son parti, Salmane Samaha passe devant celui du CPL et constate une présence armée impressionnante. Il appelle ses camarades de ce parti puis ceux des FL, les lignes sont fermées. Arrivé devant le centre des FL, il voit la même scène. Il finit par se rendre aux autorités et passe non moins de quatre mois en prison, avec d’autres compagnons de route, sur des chefs d’accusation qui arrivent jusqu’à « l’intelligence avec l’ennemi israélien ».
« Les services de renseignements (SR) sont arrivés et nous ont menés au ministère de la Défense », raconte Antoine Nasrallah. Placés dans un hangar presque vide, les jeunes sont interrogés dès le lendemain, les yeux bandés, accusés de « nuire aux relations avec un pays ami ». « Près de 150 responsables, cadres supérieurs et militants des deux formations ont été arrêtés dans l’après-midi d’hier et conduits dans des permanences de l’armée », écrit L’OLJ dans son édition du 8 août, notant que c’est la première fois depuis 1994 que deux hauts responsables des deux formations, Nadim Lteif (CPL) et Toufic Hindi (FL) font partie du lot.
Dehors, la résistance s’organise. Les rafles du 7 août sont décriées dans les rangs de l’opposition qui s’organise déjà sous le nom du rassemblement de Kornet Chehwane, un front sous l’égide du patriarche Sfeir, fondé en 2001. « Le 9 août 2001, nous participons à une manifestation devant le Palais de justice. Comme d’habitude, des jeunes proches des SR, que nous avons appris à identifier, provoquent des heurts avec les Forces de sécurité intérieure (FSI), et nous sommes roués de coups », se souvient Patrick Richa. Walid Fakhreddine est là aussi avec des activistes de gauche, il se souvient « d’une violence inouïe », mais aucune nouvelle arrestation. La pression médiatique agit probablement comme un garde-fou.
Ramzi Irani et le revers des législatives
Dans les années qui suivent, les pressions vont croissant. L’année 2002 est marquée par l’événement le plus dramatique de cette lutte estudiantine : la découverte, le 20 mai, du corps sans vie de Ramzi Irani, représentant FL à l’Université libanaise et à l’ordre des ingénieurs, tué d’une balle dans le cœur. Il avait disparu à Hamra le 7 mai. Les activistes de l’époque, qu’ils soient de son parti ou pas, apprécient ce jeune homme amène, père de famille, conciliant de nature. Outre la peine causée par son assassinat, une peur plus marquée et plus diffuse à la fois s’empare des compagnons de lutte, sans pour autant les dissuader de rendre les armes.
Cette année connaît aussi d’autres rebondissements impliquant une action des jeunes. Le 14 avril s’éteint le vieux député du Metn Albert Moukheiber, un ténor de l’opposition. La victoire de Gabriel Murr aux législatives partielles, alors propriétaire de la MTV, soutenu par l’ensemble des figures antisyriennes, puis l’invalidation de ce résultat par le Conseil constitutionnel, le 4 novembre, embrase à nouveau la rue. Comme le fait la fermeture de sa chaîne le 4 septembre de cette même année pour « publicité électorale illicite ». Les étudiants, tout comme les employés de la MTV, sont tabassés par les forces de l’ordre devant leurs locaux à Achrafieh et à Naccache.
2004-2005 : l’apothéose, puis la désillusion
Au Liban, le pouvoir syrien est mis à mal par la loi « Syria Accountability and Lebanese Sovereignty Restoration Act » votée au Sénat américain en avril 2003, qui réclame entre autres « la fin de l’occupation syrienne du Liban » sous peine de sanctions contre Damas (L’OLJ, 14 avril 2003), et par le vote de la résolution 1559 des Nations unies le 2 septembre 2004, qui prévoit le retrait des armées étrangères et le désarmement des milices.
Le 14 février 2005, une explosion gigantesque secoue la ville, Rafic Hariri est assassiné. « Avec les autres activistes, nous avons très vite campé sur la place des Martyrs, alors que nous étions toujours sous la menace des Syriens, encore présents de toutes leurs forces », raconte Waël Bou Faour. Les pressions sont énormes. Il est parfois interdit aux protestataires de faire entrer de la nourriture sur la place. Ils le feront via des voitures de députés… Le courant du Futur, parti fondé par Rafic Hariri, bascule ouvertement dans l’opposition, après l’avoir fait officieusement, et est aussi présent sur place durant ces semaines cruciales.
Cette période est un ascenseur émotionnel. Le gouvernement Omar Karamé tente d’imposer une interdiction de circuler le 28 février, sans succès. Les manifestations s’enchaînent sur la place et les lundis se succèdent, avec des commémorations attirant une foule de plus en plus nombreuse.
Jusqu’au 8 mars 2005. De la place des Martyrs, les manifestants dans leurs tentes voient des dizaines de milliers de personnes converger vers l’autre place. « Nous sommes surpris du nombre qui s’est rassemblé tout comme par le message véhiculé », note Antoine Nasrallah. Le message était le « merci » adressé à la Syrie par le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah.
La réussite de cette contre-attaque du pouvoir démoralise les troupes d’opposants. « Il y a cette idée que l’on a perdu, que l’on ne peut pas faire mieux, et des voix politiques s’élèvent déjà pour que la manifestation prévue le 14 mars soit remplacée par une cérémonie au palais de l’Unesco. Ce sont les mouvements estudiantins qui insistent alors pour qu’elle soit maintenue à la place des Martyrs », révèle Walid Fakhreddine.
Cette intuition est payante, le 14 mars déjoue tous les pronostics. Mais le 15 mars, la place est vide et les étudiants rangent peu à peu leurs tentes. Les politiques ont pris le relais et les yeux sont désormais rivés sur les prochaines élections législatives.
Dans la bouche des anciens activistes, même ceux qui jouent un rôle politique aujourd’hui, le 14 Mars reste « une occasion ratée » de vrai changement. Ils ont aujourd’hui la nostalgie de l’époque du militantisme estudiantin « où tout était clair, où l’ennemi était identifiable, où la lutte était pure », pour reprendre des propos tenus par plusieurs d’entre eux.
Le mouvement estudiantin n’a plus jamais repris une si grande ampleur dans les 20 ans qui ont suivi. Walid Fakhreddine croit savoir pourquoi. « À l’époque, la voix des étudiants était la seule qui portait, elle comblait un vide. Que pourrait faire un mouvement estudiantin dans la cacophonie politique actuelle ? »