Au lendemain de sa convocation devant le CSM, Ghada Aoun persiste et signe

Des véhicules blindés et des éléments de la force antiémeute déployés devant la société de change Mecattaf à Awkar (Metn) pour faire tampon entre cette entreprise privée et… une juge. Cette scène, absurde, s’est déroulée hier sous l’œil des caméras. Il s’agissait là du dernier épisode en date du feuilleton du refus, de la part de la procureure générale près la cour d’appel du Mont-Liban Ghada Aoun, de se plier aux décisions du procureur général près la Cour de cassation Ghassan Oueidate.

Au lendemain d’une réunion avec le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) à laquelle elle avait été convoquée et au terme de laquelle elle avait été déférée devant l’Inspection judiciaire, la juge Aoun a ainsi lancé une nouvelle perquisition contre les locaux de la société Mecattaf. Quelques heures seulement après que le CSM l’avait enjoint de se conformer à la nouvelle répartition, par Ghassan Oueidate, des tâches au sein du cour d’appel qui a eu pour effet de la dessaisir des affaires liées aux crimes financiers, la juge Aoun a marqué son refus de lâcher l’enquête, pourtant transférée par le procureur général près la Cour de cassation au juge Samer Lichaa.

L’affaire en question est basée sur une plainte pour blanchiment d’argent contre le gouverneur de la banque centrale, Riad Salamé, et le PDG de la Société générale de banque au Liban, Antoun Sehnaoui. Dès mardi soir, certains médias indiquaient que Ghada Aoun, proche des milieux aounistes, n’avait pas l’intention de se conformer à la décision du procureur Oueidate, qui navigue plutôt dans l’orbite du courant du Futur. La juge insiste sur le fait que même si le dossier a été transféré au juge Lichaa, la décision du procureur général n’a pas d’effet rétroactif, justifiant ainsi la poursuite de son enquête.

C’est par le procureur financier Ali Ibrahim qu’a été entendu, mardi, Michel Mecattaf, PDG de la société éponyme. Il s’agissait donc, hier, de la troisième perquisition des locaux de la société par Ghada Aoun depuis vendredi, date à laquelle la décision du procureur Oueidate, prise jeudi, a été rendue publique. Comme lors des autres opérations très médiatisées, la juge est arrivée en compagnie de dizaines de partisans aounistes sur les lieux, avant d’ordonner à des ouvriers civils de faire sauter les serrures des barrières et portes. Le tout sous les acclamations de ses supporters à qui la magistrate s’est adressée à plusieurs reprises.

Nouvelles portes forcées

Avant l’arrivée de Ghada Aoun à Awkar, deux experts financiers s’étaient réunis avec les avocats de la société Mecattaf. Face aux portes fermées de la société, la juge Aoun a, dans un premier temps, attendu dans son véhicule, un dossier à la main et semblant rédiger quelque chose. C’est vers 15h30 qu’elle a été rejointe par des partisans qui, à sa demande, ont fait sauter la serrure du portail extérieur, sous les vivats. Vers 16 heures, la magistrate a demandé à ce que soient forcés les cadenas installés sur la porte d’entrée des locaux de la société. Ce qui a provoqué une dispute entre l’avocat de la société et quelques-uns des employés, d’un côté, et les « partisans » qui accompagnaient la juge, de l’autre. Mme Aoun a alors assuré qu’elle entrerait seule dans les locaux, c’est-à-dire sans ses partisans, avec les enquêteurs financiers.

Seule nouveauté hier, par rapport aux perquisitions tenant du spectacle pour le moins surprenant et ultramédiatisé du week-end dernier, au lendemain de l’intervention du CSM, dont Mme Aoun n’a clairement tenu aucun compte, une importante unité antiémeute des Forces de sécurité intérieure a fini par se déployer sur les lieux avant de négocier avec les supporters de la juge pour qu’ils se retirent. Lesquels militants ont répondu soutenir la juge Aoun parce qu’elle a été « abandonnée face à cette mafia » et qu’ils se retireraient plus loin si les forces de l’ordre décidaient de « la protéger enfin ».

Pendant ce temps, dans les locaux de la société Mecattaf, les ouvriers de Mme la juge s’employaient à casser les portes. Un de ces ouvriers a assuré à un journaliste d’al-Jadeed que la porte de la salle où se trouveraient tous les documents de la société a bien été forcée. C’est cette même porte que la juge n’avait pas pu ouvrir lors de sa première perquisition vendredi dernier.

Peu avant 17 heures, des militants qui s’étaient assis à même le sol dans la cour de la société ont été délogés par la force antiémeute, à laquelle ils ont tenté de résister. Un peu plus tard, tous les avocats encore présents, celui de la société comme ceux qui accompagnaient la juge, notamment ceux affiliés au groupe « Moutahidoun », ont été priés de quitter les locaux de la société, et la juge est restée seule sur place avec les deux experts financiers. Ce n’est qu’en soirée, après 20 heures, que la juge s’est retirée des locaux de la société Mecattaf, emportant des ordinateurs.

Malgré ce nouvel épisode illustrant la grave crise qui traverse le corps judiciaire, Ibrahim Najjar, ancien ministre de la Justice, se dit « confiant sur le plan de l’ordre judiciaire », estimant que « les décisions du CSM seront en fin de compte respectées » et affirmant « ne pas douter de la fermeté des membres de cet organisme ». Interrogé sur les raisons, selon lui, de la poursuite des perquisitions par la juge, malgré la décision la veille du CSM, M. Najjar, après avoir précisé ne pas détenir de détails lui permettant de se prononcer, se demande « si la juge a été notifiée officiellement de la décision du procureur général ».

Selon certaines sources relayées par la OTV, chaîne proche du CPL, Mme Aoun compterait se conformer à la décision de M. Oueidate « à l’avenir », et non pour les dossiers qu’elle a déjà en main, ce qui expliquerait son insistance à se rendre aux locaux de la société Mecattaf. Les décisions du procureur n’ont-elles pas un effet rétroactif ? « Toute décision disciplinaire a un effet immédiat », souligne le juriste. Elles s’appliquent donc quelle que soit la situation en cours, par la force de la loi, ajoute-t-il. En attendant, le bras de fer se poursuit, et avec lui la projection d’une triste image du système judiciaire libanais.

Des « poursuites », exige le CPL

Aussitôt après l’intervention des forces de l’ordre, le bureau de communication du CPL a publié un communiqué dans lequel il « dénonce l’agression des forces de l’ordre contre des manifestants pacifiques, qui étaient rassemblés dans la rue et n’empiétaient pas sur un quelconque bien privé ». « Les forces de l’ordre sont supposées protéger les manifestants contre la corruption et non les agresser », poursuit le texte, dans lequel le CPL demande « que des poursuites soient engagées contre les responsables ». De son côté, le bureau du ministre sortant de l’Intérieur, Mohammad Fahmi, a publié un communiqué dans lequel il « affirme soutenir tout rassemblement pacifique, tout en insistant sur le devoir des forces de sécurité concernant la protection des biens privés ». Il a demandé « à tous les citoyens de respecter les lois ».