Au Liban, les universités privées face à une nouvelle équation

Une cinquantaine d’universités privées, quelques 120.000 étudiants (soit plus de 60% des recrues du troisième cycle), des milliers d’enseignants, et une double crise économique et sanitaire. Longtemps source de fierté nationale, avec six établissements privés dans le classement 2021 Quacquarelli Symonds (QS) des 30 meilleures universités arabes, aux côtés de l’unique structure publique (l’Université libanaise), le modèle de l’enseignement supérieur privé est aujourd’hui mis à rude épreuve.

«Près de 80% de nos coûts sont en dollars», affirme d’emblée le président de l’Université libano-américaine (LAU), Michel Mawad. «Les ordinateurs, l’entretien de l’équipement, l’accès aux bases de données internationales, même les cadavres pour les cours de médecine, sont payés en dollars frais, et ont donc vu leur valeur en livres libanaises multipliées par huit», explique-t-il. Sans parler des salaires des enseignants, que l’établissement paye désormais en partie en “fresh”».

Une nécessité, explique-t-il, pour retenir les enseignants les plus qualifiés, de plus en plus nombreux à vouloir s’établir à l’étranger. La LAU affirme avoir déjà perdu 5% de son corps enseignant depuis le début de la crise. Aujourd’hui «selon l’ancienneté des professeurs, nous proposons jusqu’à 35% des salaires en dollars frais, le reste étant payé en livres à part égal aux taux de 3900 et de 1500», explique Michel Mawad. L’Université américaine de Beyrouth (AUB) a adopté une stratégie similaire face à une hémorragie de professeurs, avec 12% de départs.

Hausse des frais

Pour faire face à la hausse de leurs coûts, les deux plus grandes universités anglophones du pays, dont les frais de scolarité sont libellés en dollars, ont fait le choix d’abandonner le taux de change officiel en faveur de celui des devises bloquées dans le système bancaire libanais, à savoir 3900 LL pour un dollar. Sans cela, au taux réel, «le prix de notre diplôme en médecine, le meilleur au Moyen-Orient, qui était d’environ 160.000 dollars représenterait 24.000 dollars. C’était tout simplement absurde», souligne le président de l’AUB, Fadlo Khoury.

Pour les étudiants dont les revenus sont en livres libanaises, cela revient toutefois à multiplier le coût de l’éducation par 2,6, ou presque. «Des étudiants payent aussi par chèque bancaire en dollars libanais, qu’ils peuvent acheter au marché noir à un taux inférieur à 3900 (environ 3400 LL pour le dollar au moment de la rédaction, selon le site lebaneselira.org, ndlr)», nuance Michel Mawad, en reconnaissant toutefois que certains étudiants continuent de payer au taux de 1500 livres, s’armant souvent d’une décision judiciaire.

 «Pour le moment, nous n’avons exclu aucun étudiant pour des raisons liées aux droits de scolarités, mais il leur faudra probablement s’acquitter de ce qu’ils doivent à l’université pour obtenir leurs diplômes. J’ai néanmoins demandé aux employés de me prévenir personnellement s’il y a un étudiant qui en est incapable, afin de trouver une solution avec le bureau de l’aide financière», souligne le président de la LAU.

Pour mitiger l’effet de cette hausse sur le corps étudiant, la LAU comme l’AUB affirment multiplier les aides financières accordées aux élèves aux revenus limités. «Nous avons fortement augmenté le budget consacré aux aides financières, qui est passé de 72 millions à 92 millions de dollars», assure de son côté, le président de l’AUB.

Sans parvenir toutefois à calmer la colère des étudiants, à l’instar de Karim Safieddine militant au sein du collectif estudiantin laïc Mada qui réclame un «dialogue avec l’administration pour tenter de trouver une solution médiane». «Qu’un établissement négocie avec les étudiants les frais de scolarité, ce n’est jamais arrivé, rétorque Fadlo Khoury. Nous l’avons pourtant fait l’année dernière et accepté d’ajourner la hausse à la rentrée suivante». Et malgré cela, le président de l’AUB prévoit un déficit «de 40 à 50 millions de vrais dollars cette année».

Pour survivre, l’AUB, tout comme la LAU, cherchent à diversifier leurs sources de revenus, en offrant notamment des cours en ligne. «Nous préparons des programmes de micro-master accessibles en ligne et qui nous permettront de générer des revenus en vrais dollars», se félicite Fadlo Khoury.

Mais les universités américaines puisent surtout dans leurs fonds de dotations (endowment fund) aux États-Unis. Celui de la LAU vaut «entre 400 et 600 millions de dollars selon la santé des marchés financiers. À ce jour, nous en avons retiré 79 millions de dollars, de quoi permettre à l’université de survivre encore 30 mois. En espérant que la situation s’améliore d’ici là», fait savoir Michel Mawad.

Austérité

Tous les établissements privés n’ont toutefois pas les mêmes moyens, ni le même profil d’étudiants. L’Université arabe de Beyrouth (BAU), par exemple, affirme ne pas pouvoir augmenter ses tarifs. «Nous avons consulté nos enseignants, nos employés et nos étudiants, et avons pris la décision de maintenir le taux de change officiel, pour le moment. C’est simple, ils n’auraient pas pu payer», déclare son président, Amr Galal El-Adawi. En contrepartie, la BAU a dû entreprendre des mesures rigoureuses d’austérité.

«Pour pallier le déséquilibre engendré par la hausse de nos coûts, et la baisse de 80% de la valeur de nos revenus, nous avons rationné par exemple notre consommation d’électricité, et suspendu nos abonnements à certains services ou bases de données internationales», regrette-t-il. Une stratégie de survie qui se fait aussi au détriment des enseignants. «Leurs salaires sont toujours en livres libanaises, et ne valent donc plus grand-chose. Résultat, 18% d’entre-deux ont quitté l’université et le pays», souligne amèrement le président de la BAU.

À l’Université Saint-Joseph de Beyrouth (USJ), les départs sont moins nombreux. «Pour le moment, nous n’avons perdu qu’une cinquantaine de nos quelque 600 professeurs, dont la majorité travaillaient à temps partiel», affirme le recteur Salim Daccache. «Si les chiffres sont plus bas comparés aux autres facultés, c’est peut-être parce que les opportunités à l’étranger dans l’enseignement francophone sont plus rares. Nous essayons toutefois de retenir les enseignants en leur payant une partie de leurs salaires au taux de 3900 livres le dollars» ajoute-t-il. Même si elle maintient la part de ses coûts «en dollars frais» de l’ordre de 60% du total, l’USJ a tout de même vu ses dépenses augmenter «d’environ 200% depuis le début de la crise».

Elle a toutefois décidé de ne pas augmenter ses tarifs, et choisit de les “lirifer”». «Nos frais de scolarité ont été, à un moment, libellés à 50% en dollars. Mais aujourd’hui, elles sont intégralement en livres libanaises», explique Père Salim Daccache, qui affirme compter pour le moment sur l’aide «des amis et des anciens». «Nous avons reçu jusque-là des donations capables de couvrir la moitié de notre budget de soutien social, à savoir 30 millions de dollars», se félicite-t-il. Jusqu’à quand?

«Bien entendu, la détérioration de la livre face au dollar américain engendre une augmentation de nos coûts, qui devrait logiquement finir par se répercuter sur les frais de scolarité», ajoute-t-il. Mais en pleine récession économique, comment les ménages libanais peuvent-ils assumer une hausse des coûts de l’éducation? Pour Karim Saffiedine de Mada, les perspectives sont sombres à l’échelle nationale. «À Mada, nous prévoyons le départ de plusieurs centaines d’étudiants si les droits de scolarités augmentent», dit-il.

Dans ce contexte, «beaucoup d’élèves ne pourront plus se permettre de rejoindre une université privée. Ils devront se tourner vers l’Université libanaise, ou tout simplement abandonner l’idée de poursuivre un parcours universitaire», prévient Sérena Canaan, spécialiste de l’économie de l’éducation et professeur adjoint à l’AUB, en soulignant le risque d’aggravation des inégalités d’accès à l’enseignement supérieur, et de baisse de la proportion de Libanais détenant un diplôme universitaire.

Une situation qui pourrait aussi peser sur la qualité de l’enseignement fourni. «L’Université libanaise devra accueillir davantage d’étudiants, ce qui pourrait générer un problème de surcharge, affectant la qualité de l’enseignement qui y est dispensé», souligne Sérena Canaan. Quant aux universités privées «elles risquent de devoir baisser leurs critères de sélection car elles devront puiser dans un groupe de candidats plus restreint, composé de ceux qui sont capables de payer les droits de scolarité.

 Les enseignants devront alors adapter les programmes à des étudiants moins performants, et les études montrent que la présence de tels éléments impacte négativement l’expérience d’enseignement du groupe», ajoute-t-elle. D’autant que les départs ne sont pas liés uniquement à la crise économique. «Après la double-explosion du 4 août, l’AUB a vu ses effectifs baisser subitement de 400 étudiants, partis du Liban car ils ont tout simplement perdu espoir. Il faut faire attention à ça aussi», soupire Fadlo Khoury.